❝Toi là, qui me regarde dans les yeux, tu te crois assez proche de moi pour que je te raconte mon histoire ? Tu te permets beaucoup de chose étranger. C'est comme ça que l'on fait dans ton pays ? On questionne les gens sur leur vie et vous trouvez ça normal ? Pas moi. Je trouve cela déplacé. D'ailleurs tu devrais partir ...
Tu es toujours là ? Tu es bien coriace. Qu'est-ce qui fait que mon histoire t'intéresse à ce point ? Bon aller, soit. Ta ténacité a eu bon de moi. Asseyons-nous autour de cette table, fais attention de ne pas te cogner, il y a une planche. Alors, par où commencer ...❞
❝Je suis née à Calcutta, dans une famille riche de la caste des Kshatriyas. Nous étions six enfants, trois filles et trois garçons. J'étais la plus jeune. Ma mère s'occupait bien de nous et essayait de faire en sorte que nous n'ayons pas de lacunes dans notre éducation, mes sœurs et moi. Mes frères, quant à eux, suivaient mon père à la trace. Après avoir officié auprès du Raja de Bamanda, il a réintégré les troupes militaires indiennes en travaillant avec les autorités britanniques. Nous ne manquions de rien. Une parfaite petite famille indienne. Sans soucis, enfin pour l'instant.
A l'âge de 8 ans, mes parents me fiancèrent à un jeune garçon qui faisait aussi parti d'une riche famille Kshatriyas, Rahul, si je me souviens bien. Je ne le connaissais pas. Mes parents me disaient que c'était important pour moi de ne marier, que mes sœurs étaient déjà fiancées, que c'était mon tour. Je les ai crus. C'est à ce moment-là que ma mère et mes sœurs commencèrent mon éducation de femme. Nous n'avions jamais été aussi proches les unes des autres. A cette époque, je ne faisais pas attention aux tensions politiques qui secouaient mon pays, c'est à peine si mes propres parents semblaient être concernés.❞
❝Quatre ans plus tard, les choses avaient bien changées. Mes deux sœurs aînées étaient toutes les deux mariées et enceintes. Leur destin tout tracé de mère au foyer était en route. J'avais douze ans et ce jour-là, c'est mon mariage qu'on était en train de préparer. Mes deux sœurs étaient spécialement venues pour l'évènement. Tandis que toute la maisonnée était en branle et occupée dans les préparations de la cérémonie religieuse, je m'étais échappée de la cohue générale pour aller faire un tour au temple, non loin d'ici. J'y ai rencontré une femme du même âge que ma mère, Abilasha. Nous avions entamé une conversation après nos séances de prières et je lui avais expliqué que j'étais sur le point de me marier. La réaction de cette inconnue m'avait stupéfaite, à l'époque. Elle m'avait dit "tu verras, tes parents te manqueront, et tu pleureras pour aller les rejoindre". Je n'ai toujours pas compris pourquoi elle m'a dit ça.
J'ai quitté le temple très tard, je n'avais pas vu le temps passer tellement nous avions parlé. Le visage énervé de ma mère s'affichait dans mon esprit, je la voyais me réprimander pour mon retard. Je me suis donc dépêchée de peur de louper la fin des préparatifs. Lorsque je suis arrivée à la maison, j'ai vu le drame.❞
❝Ils étaient tous là, étalés sur le sol, dans une marre de sang. Les murs, autrefois blancs, étaient désormais teintés d'une horrible couleur écarlate. Mon père recouvrait le corps de ma mère, comme s'il avait voulu la protéger. Mes sœurs avaient été égorgées comme de vulgaires porcs. Quant à mes frères, je ne vous en parle même pas ... Ce fut un choc, je revois encore aujourd'hui ces images traumatisantes. Comment était-ce arrivé ? Pourquoi est-ce que ma famille a été assassinée ? Je me souviens qu'à ce moment-là, je n'ai pas versé une seule larme. J'ai juste crié, vidé mes poumons de tout leur oxygène. Puis je suis partie. J'ai couru, couru, loin, jusqu'au bout du quartier, en criant
"ils sont morts, ils sont morts !". Personne ne comprenait, évidemment. J'ai rejoins la maison de mon futur époux, j'ai toqué. Rien. Ils ont mis du temps à me répondre, après que j'ai tambouriné à leur porte. Puis le père a ouvert la porte et m'a fixé pendant un instant. Je leur ai raconté l'histoire. A la fin, l'homme m'a salué en inclinant sa tête, puis a refermé la porte devant mon nez.
J'étais seule désormais. Même ma, soi-disant, future belle-famille m'avait rejeté. Ma famille avait été décimée. J'ai donc erré dans les rues de Calcutta, sans boire ni manger, pendant des jours et des jours. Mon visage poupon s'était transformé, je n'étais plus que l'ombre de moi-même, un cadavre. J'étais retournée au temple, où j'avais rencontré cette femme. Étonnamment, je l'ai revu, au même endroit. Cette femme me prit dans ses bras et là, pour la première fois, j'ai pleuré, de toute les larmes de mon corps. Abilasha Jamwal ma accueillie dans sa famille.
Abilasha et le reste des membres du clan Jamwal me firent une place. On me nourrit, me vêtit. On m'appris à lire et à écrire, on m'enseigna l'art du combat, de l'herboristerie et de l'alchimie. Ma nouvelle mère m'avoua que ma famille avait été assassinée à cause des britanniques. Je l'ai cru. Ils forgèrent en moi une haine de l'envahisseur. Cette haine devint pour moi un nouveau mode de vie. Et on m'intégra au groupe Kalima. Toute la famille en faisait partie, moi y compris.
J'ai commencé à participer à de modestes manifestations dans les rues de la capitale, j'ai voyagé à travers l'Inde pour diffuser les paroles du groupe et pour faire venir d'autres membres. La famille avait un orphelinat près de la maison, c'est aussi là qu'ils forgeaient de nouveaux esprits.
A l'âge de vingt ans, on me trouva une place dans une famille bourgeoise britannique, chez Mary C. Charteris. J'étais devenue gouvernante de ses trois enfants. Cette place de choix me permettait aussi d'espionner une famille qui avait une influence notable sur les autorités britanniques en Inde. C'est là que la vraie vie commence ...❞